Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Francophone.
28 février 2008

La révolte du désespoir

Les jeunes contre l’ordre établi au Cameroun

Depuis quelques jours, un vaste mouvement de révolte populaire embrase le Cameroun. Dans les trois grandes villes du pays (Douala, Yaoundé et Bafoussam) comme dans certaines agglomérations périphériques, des jeunes se sont spontanément levés pour lancer un mouvement qui a paralysé toutes les activités économiques et sociales à l’occasion d’une grève générale décidée par les syndicats des transporteurs. Dans l’ambiance du désordre créé par cette grève et le mouvement des jeunes qui s’y est greffé, les forces de l’ordre ont eu recours aux armes et l’on a dénombré déjà une dizaine de morts.

Dans les échos que le pouvoir camerounais et certains médias de grande diffusion internationale donnent des événements qui se déroulent actuellement dans le pays, la clé de lecture que l’on tend à privilégier est celle de la protestation des syndicats des transporteurs contre la hausse des prix du carburant. Cette clé est appauvrissante : elle donne l’interprétation la plus superficielle des événements et en réduit fortement la portée.

En réalité, il s’agit de la révolte des désespérés qui ont pris conscience des blocages multiples dont souffre le pays et qui expriment agressivement leur volonté de transformation en profondeur de leur situation, à tous les niveaux. Perçue sous cet angle, cette révolte devrait être considérée comme le miroir d’un état de société sur lequel nous devrions, en RDC comme partout en Afrique, réfléchir, en vue d’imaginer nous-mêmes des solutions pour l’invention d’un avenir au profit de la jeunesse.

UNE JEUNESSE SANS AVENIR

Dans la ville de Bafoussam où je vis actuellement, j’ai passé plusieurs heures à discuter avec les jeunes dans l’effervescence de leur action. Face à leur rage de bloquer la ville avec des pneus qu’ils brûlent sur la place publique pour en faire des brasiers de la colère, face à leur furie de s’attaquer aux édifices publics et de casser tout ce qui, dans la ville, symbolise la présence et les intérêts de la France, face au déchaînement d’une violence que rien ne contrôle et qui se déploie dans l’inorganisation la plus déroutante, j’ai cherché à parler avec quelques-uns de leurs représentants les plus déterminés et les plus acharnés dans l’œuvre de démolition.

Ce qui apparaît comme le ressort le plus profond de leur action, c’est moins la hausse du prix du carburant que l’effondrement de leur espérance dans une société dont ils se rendent de plus en plus compte qu’elle ne leur offre plus aucun avenir. Plus que le prix du carburant, c’est la flambée globale de tous les prix des denrées de base qui révolte leur esprit. Cette flambée les place devant leur incapacité à vivre comme des êtres humains. Ils se sentent alors poussés à lutter contre leur désespoir et à manifester leur colère à l’occasion d’une grève qui n’est pour eux qu’une opportunité pour refuser un système qui n’offre aucun futur crédible. Il est frappant de voir que beaucoup de jeunes engagés dans l’action de contestation et de destruction ont conscience que la mort est préférable à la vie qu’ils mènent : une vie sans perspective, dépourvue de toute signification, de tout poids d’humanité et de tout sens. J’ai constaté que beaucoup de ces jeunes savent ce qu’ils font et veulent s’engager dans une lutte dont la portée est explicitement politique. Ils imaginent les possibilités d’une gouvernance qui ne soit pas celle d’une classe politique qu’ils jugent corrompue et incompétence, pouvoir et opposition confondus. Ils cherchent à attirer l’attention sur le poids d’un système qui relève, selon eux, d’une soumission à des intérêts étrangers, particulièrement français. Intérêts qui, par le canal des courses de chevaux ou de multiples jeux de hasard, misent sur l’appât du gain en dépouillant les pauvres de leurs moyens de vie déjà dérisoires. En s’attaquant à des symboles visibles de la présence de la France dans la société, les jeunes qui sont en action au Cameroun aujourd’hui disent leur ras-le-bol global devant leurs élites dirigeantes qu’ils accusent de trahir la nation. Dans ce sentiment de trahison qu’ils expriment, ils remettent en cause les ressorts néocoloniaux du système politique de leurs pays. Avec l’agressivité propre à leur âge et à ses furies destructrices, ils posent des questions qu’on ne peut pas éluder sous prétexte que leur action relève du vandalisme et de la sauvagerie inacceptable. Les questions qu’ils posent sont celles-ci : le système sociopolitique actuel, qui devrait être garant de la sécurité globale de la vie des citoyens, est-il en mesure d’assumer ces prérogatives face aux attentes d’une jeunesse qui se sent de plus en plus désespérée et de plus en plus désorientée ? Ses acteurs ont-ils encore de l’énergie pour proposer des solutions crédibles aux problèmes qui se posent au pays ou bien sont-ils à jamais englués dans un état qui les rend foncièrement inaptes à défendre les intérêts de leurs pays face aux intérêts néocoloniaux. Ont-ils un nouveau rêve à proposer à le jeunesse où ne sont-ils intéressés que par leur propre pérennité à la direction et à la gestion du pays, comme l’indique le projet de révision de la constitution qui permettrait au président de la République de se représenter aux élections de 2011 et de les gagner pour régner jusqu’à la fin de ses jours ?

Si les jeunes sont dans la rue, c’est pour poser ces questions et dire clairement qu’ils ont perdu confiance en la capacité de leurs élites dirigeantes à répondre aux interrogations et aux préoccupations qui sont les leurs. Le vrai problème se trouve à ce niveau, et c’est à ce niveau que le pouvoir ne donne pas des réponses satisfaisantes. Il est incompréhensible que rien ne soit fait en amont pour empêcher des manifestations à travers des initiatives politiques qui puissent donner un rêve et une ambition à la jeunesse. Il est inacceptable de ne pas offrir à la jeunesse des espaces d’expression et d’action crédibles pour exprimer les revendications légitimes, pour manifester ses états d’âme et organiser une créativité qui serait l’issue la plus digne dans la situation de crise que nous vivons partout en Afrique. Répondre à la révolte des jeunes par des armes et la violence de l’Etat, c’est creuser le fossé qui existe aujourd’hui entre les espérances de nouvelles générations et le type de gouvernance qui est proposé par le pouvoir en place. Dans le contexte actuel, on aurait mieux fait de développer une imagination politique capable de mobiliser tous les jeunes dans des projets de transformation de leurs propres conditions de vie, à travers ce que le président de la République avait fait un temps miroiter dans l’imaginaire des populations sans y attacher vraiment une grande importance : construire une politique de grandes ambitions et en faire le ressort d’un nouvel imaginaire pour tous les jeunes pour les engager résolument dans la bataille du développement.

DES BLOCAGES POLITIQUES D’UN AUTRE AGE

Si une telle politique avait était prise au sérieux et proposée à la jeunesse comme une voie d’avenir, des réformes démocratiques fondamentales auraient été lancées pour permettre à l’opposition de fonctionner comme un espace d’expression publique et de contre-pouvoir réel. On aurait pu voir cette opposition organiser sereinement ses rencontres, ses marches et ses actions de refus de la révision de la Constitution du pays, sans que les forces de l’ordre interviennent pour disperser les manifestants, tirer sur les militants et faire montre de la violence la plus gratuite et la plus absurde. Le déficit de culture démocratique et l’absence d’une éthique d’expression publique des divergences entre pouvoir et opposition conduisent à des blocages d’un âge qu’on croyait à jamais révolu : l’âge des partis uniques et des présidents blindés dans l’autisme face aux revendications les plus normales de leur peuple. Au Cameroun, la cause la plus profonde de l’embrasement du pays aujourd’hui est l’incapacité d’une ouverture démocratique réelle de la part du pouvoir. Elle est aussi dans l’incapacité de l’opposition politique à trouver une riposte par des actions qui ne conduisent pas à des affrontements violents avec des forces de l’ordre dressées non pas pour protéger la population, mais pour la contrôler et réprimer ses velléités de révolte. Pendant la première journée de grève qui a laissé toute la ville de Bafoussam entre les mains des jeunes en furie, je n’ai pas vu des représentants adultes qui auraient pu, comme membres des partis politiques d’opposition, canaliser la colère de la jeunesse et l’intégrer dans une stratégie responsable, capable d’éviter des dérapages qui ont contraint les forces de l’ordre à user des balles réelles. Cette absence signifie que le blocage de possibilités réelles du fonctionnement démocratique des institutions publiques a semé dans l’opposition la crainte d’être désignée comme la force de l’ombre qui organise et entretient le désordre pour déstabiliser l’Etat. Par peur de donner cette image, l’opposition abandonne la jeunesse à elle-même et laisse un mouvement social dériver vers un vandalisme inacceptable dans un Etat de droit.

Au fond, j’ai vu dans les manifestations de Bafoussam le signe d’un manque profond d’éducation politique de la jeunesse. J’ai vu la spontanéité s’imposer en loi de violence. A Douala comme à Yaoundé, le déficit de culture et d’organisation politiques a conduit aux mêmes effets. On peut craindre qu’une jeunesse aussi peu politiquement éduquée devienne, par son désespoir, une véritable bombe qui explosera, sous une forme ou sous une autre, à la figure du pouvoir actuel.

POUR LA RDC ET POUR L’AFRIQUE

Si j’ai voulu éclairer la situation camerounaise actuelle à travers les clés de lecture que sont la révolte du désespoir social et le déficit de l’éducation politique, c’est parce que je suis convaincu que ce qui se passe dans ce pays est un miroir de ce qui se passe et de ce qui pourra se passer, d’une manière ou d’une autre, dans d’autres pays. Le désespoir de la jeunesse et le désarroi de l’opposition ne sont pas l’apanage du pays de Paul Biya. La RDC est confronté aux mêmes problèmes, tout comme d’autres pays qui connaissent actuellement les violences les plus destructrices : le Kenya ou le Tchad, pour ne prendre que ces exemples récents. Dans ces pays, les pouvoirs en place qui condamnent les jeunes au désespoir sèment un vent qui ne peut que se transformer en tempête. Il n’est pas possible de gérer nos pays, de les administrer et de les gouverner sans proposer des grands rêves à la jeunesse, sans organiser ces jeunes en force de créativité locale, sans les doter des moyens mentaux, intellectuels, spirituels et matériels pour vaincre le désespoir. Une politique qui n’investit pas dans le rêve et l’organisation se condamne à la violence. De même, il est impensable que tant de jeunes puissent vivre aujourd’hui en dehors d’une éducation politique solide, à travers des institutions qui puissent leur donner le sens de la responsabilité citoyenne, du respect du bien commun et de la confiance dans les mécanismes d’une démocratie transparente, garante d’une alternance où les dirigeants élus se consacrent à poser partout les conditions de sécurité pour une prospérité partagée.

Aujourd’hui, dans le camp des pouvoirs en place comme dans celui de l’opposition, c’est une illusion dangereuse de continuer à croire que la politique est un champ de guerre où seule compte la force brute, où seul s’impose l’usage de la violence comme moyen d’expression. Nous avons tellement souffert en Afrique de cette vision du pouvoir qu’il est temps d’imaginer une alternative globale qui consisterait en une véritable politique de civilisation, comme dirait le sociologue Edgar Morin : une politique d’humanité qui permettrait de mettre les énergies de créativité de tous et toutes au service d’un rêve commun : la construction d’une nouvelle société où les jeunes puissent être éduqués, organisés, soutenus et forgés comme le fer de lance d’un nouveau destin pour nos pays africains.

Cette vision de la politique devra germer aujourd’hui dans les mentalités pour éclairer le chemin de l’avenir. Même si elle n’apparaît aujourd’hui que sous la forme d’un vaste rêve et d’une splendide et pathétique irréalité, je ne doute pas qu’elle est la seule qui corresponde à ce qu’il y a de profondément souhaitable pour nos pays africains. La politique de la barbarie d’Etat et celle de la violence de la rue ne sont que des archaïsmes face auxquels nous avons le devoir d’opposer une politiques de grandes valeurs de l’humain. C’est là le chemin de l’avenir : un chemin qui nous conduira à nous asseoir, pouvoir, opposition et société civile tous ensemble, pour inventer la nouvelle Afrique et une nouvelle politique pour cette Afrique-là.

Publicité
Publicité
Commentaires
Archives
Publicité
Le Francophone.
Le Francophone.
Derniers commentaires
Catégories
Newsletter
Publicité